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L’amante récompensée

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6.

Affolement : le 7 novembre 1911, une nouvelle tombe. Marie Curie reçoit un second prix Nobel, cette fois de chimie. Seule femme à avoir reçu un prix Nobel. Seule scientifique à en avoir reçu deux. Mais la presse parisienne s’acharna. Lui faisant payer le prix… d’être une femme. L’Œuvre publie le 2 novembre une lettre de Marie à Paul, de l’été 1910, subtilisée dans le bureau de son mari par Jeanne Langevin : « Tant que je sais que tu es auprès d’elle, je passe des nuits épouvantables. Je n’arrive pas à dormir. C’est à grand-peine que je sommeille deux, trois heures. » 23 novembre 1911, lettre d’Albert Einstein à Marie Curie : « Je me sens le besoin de vous dire combien j’ai appris à admirer votre esprit, votre énergie et votre intégrité et comme je m’estime heureux d’avoir fait votre connaissance à Bruxelles. Qui ne fait pas partie des vipères se réjouira toujours d’avoir des personnalités comme vous et Langevin parmi nous, de vrais êtres humains avec lesquels on est heureux d’être en relation. Si la racaille s’occupe encore de vous, cessez simplement de lire ces sottises. Laissez-les aux vipères pour lesquelles cela a été fabriqué. »

7.

Une autre photographie, connue, réunira le génie et la belle, quelques mois avant le tournage du film de la cinéaste Germaine Dulac. Marie Curie est entourée et comme courtisée par tous ses hommes du savoir. Un plan fixe. Cette fois elle regarde l’objectif. Tous d’ailleurs. Pas de surprise. Attention photo ! Marie Curie est la seule représentante du sexe féminin, encore,  pourtant c’est déjà le cinquième congrès Solvay. Le plus connu ? Oui, de loin. La mécanique quantique, qui était le sujet numéro un depuis plusieurs congrès, voyait s’affronter deux écoles : celle de Copenhague contre les déterministes. Ils se parlent enfin à Bruxelles en octobre 1927. « Je suis arrivée à Bruxelles sans encombre, avec un peu de fatigue naturellement, et j’y ai trouvé une assistance des plus brillantes au point de vue scientifique. J’ai grand plaisir à m’entretenir de choses nouvelles avec tous ces amoureux de la physique. Ce soir cependant, je les laisserai aller en visite à l’Université et je me coucherai de bonne heure, car je ne puis encore supporter trop de conversations en pleine fumée. » écrit-elle à sa fille Eve, quelques jours avant la photographie. Marie Curie est assise au premier rang, elle tient son chapeau dans la main gauche. Au premier rang également, Albert Einstein, et à sa gauche, Paul Langevin. Encore. Photographie figée.

8.

Paul Langevin inventa le sonar, pendant la première guerre mondiale. Paul Langevin inventa la théorie du paradoxe des jumeaux, d’après les théories de la relativité d’Einstein. Paul Langevin inventa l’équation de Langevin. Paul Langevin était le premier à promouvoir les idées d’Einstein en France, et il les enseigna. Paul Langevin fut à l’origine des congrès Solvay, ces grandes réunions des plus importants scientifiques de l’époque. Il décéda le 19 décembre 1946, après avoir adhéré pendant la guerre au Parti Communiste. En 1948, le Panthéon accueille ses cendres. Il y attendra là Marie en vain, dans cette cachette, tout proche de l’Institut du Radium. Il l’attendra 47 ans, hélas elle arrivera avec son mari.

9.

Dans le laboratoire, le monde n’est presque plus là. Paix et silence à l’intérieur. Loin des hommes, mais si près pourtant. Si près que c’est la vie qu’elle touche par ce petit gramme de radium. La destinée d’un siècle arrachée à des tonnes et des tonnes de Pechblende, un minéral dur. A l’intérieur, éparpillé, à l’état naturel, caché là depuis des millénaires, vivant d’une vie séparée des hommes : le fétiche du vingtième siècle. Et Pierre et Marie eurent fort à faire avec la limaille de fer, avec des résidus, avec la matière, les mains s’y confrontent car c’est à main nue qu’ils sortirent de la terre le nouveau Graal de la physique. Avides de leur jeunesse, ils se touchent ils se frôlent ils combattent une chimère, avant la découverte ils ne savent pas ce qu’ils vont découvrir. Est-ce la bonne voie ? Ils auraient pu se tromper. Les intuitions géniales ne le sont que par l’aboutissement dans une réalité. La science est la discipline du succès si les idées fabriquent la preuve de leur réussite. Sinon c’est un échec et l’échec c’est l’oubli. On fête donc la découverte d’une matière qui fait ses preuves, en 1995, en plaçant un couple de scientifiques, les père et mère et grand-père et grand-mère d’une grande lignée qui donnèrent au pays la France des idées pour longtemps. Et leurs corps ainsi anéantis par ce qu’ils découvrirent, entrent dans le lieu de fête de la Nation. Tandis qu’à Beaubourg passe en boucle de 28 mn Radium, film d’avant-garde mettant en scène l’héroïne Curie, tandis que dans cette même salle se tient immobile, dressé et fier, l’objet magnétique dessiné par une star du design. Le Président Mitterrand accueille le couple en mourant lui qui est presque mort. Il dit les mots de la vie, les mots du souvenir et par eux il y entre aussi, le souverain marque son territoire de fin par où exactement il fêta son entrée en 1981. Il clôt son mandat et sa vie. On l’entend : « Tout a été dit du misérable hangar, de la tâche harassante de manipulation et de traitement des résidus de pechblende, de la rigueur et de l’ingéniosité des techniques de purification, de l’étroite conjonction des talents de physicien et de chimiste du couple, Pierre et Marie, sur les cahiers d’expériences où se mêlent les deux écritures. Quelle histoire, quelle belle histoire ! » Il dit ses mots devant Eve, la fille, vieille, qui attendra l’année 2007 et ses 102 ans pour mourir, parce que dans sa vie pourtant aventureuse et admirable, elle se tint toujours éloignée de l’élément radioactif.

10.

Marie Curie, une sainte et une scientifique. Image de la veuve habillée de noir. L’amour du côté de la poésie, de la liberté littéraire. L’austérité sans sentiments pour la science. Le café pour les uns, la ville et ses plaisirs, le laboratoire pour les autres, et les amphithéâtres. Pendant l’année 1928 et le tournage qui voulait la célébrer sous le prisme d’une femme aux supers-pouvoirs, des poètes et des artistes boivent et trinquent et se dépècent, frottant les uns contre les autres leurs idées divergentes, et Vladimir Maïakovski, le plus attachant, sans doute parce qu’attaché illusoirement à sa patrie bolchevik, fête à Paris son reste de jeunesse et son amour, et ses amours, et sa vie si compliquée est pratique pour la métaphore, pas pour la science physique. Elle, Marie, ne s’en sort, que par une rigueur morale. En décembre 1911, de retour à Paris après être partie chercher son prix à Stockholm, Paul Langevin lui annonce qu’il se sépare définitivement de Jeanne, le divorce est prononcé, aura-t-il enfin droit au bonheur, ou du moins à l’amour sans les pleurs ? Sans Marie en tout cas. Marie, certainement, à ce moment-là, renonce à l’amour, jusqu’à sa mort.

Texte © Nicolas Warc – Photo © Congrès Solvay, 1927
Pour lire les autres épisodes publiés sur D-Fiction du feuilleton “Radium, 1928”, c’est ici.


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